Dans la vallée d’Amunep, au cœur du désert de Sunivam, les couleurs, la lumière, tout était plus violent, plus dur : le soleil rouge crachait une chaleur accablante toute la journée ; le regard se perdait dans un ciel violet sans nuage ; la nuit, les lunes jaunâtres peinaient à éclairer la vallée, alors qu’un froid glacial se répandait dans les os et les esprits. Elle était cachée au cœur d’une chaine de pics noirs qui jaillissaient du sable comme autant de dents acérées et pourries. Nous étions les seuls êtres vivants à des kilomètres : pas un brin de verdure, pas un bruissement d’ailes.
J’étais venue chercher l’inspiration, me laissant convaincre par l’enthousiasme de mon archéologue de mari. Évidemment, depuis que nous étions arrivés, mon mari ne m’accordait pas une minute de son temps : il le passait à converser en gesticulant avec son assistant et à crier sur les ouvriers en train de déblayer l’entrée du bâtiment en ruines. Les premiers jours, j’avais parcouru les lieux, essayant de détecter une beauté cachée, une merveille visuelle que je pourrais immortaliser sur ma toile. Edouard m’avait assuré que le spectacle était splendide. Mais, dès que mon regard s’était posé sur les ruines en partie déblayée et les hauts pics noirs, mon cœur s’était serré, sans que je sache pourquoi. Et puis il y avait cet horrible sifflement. Il avait commencé le matin du deuxième jour et n’avait pas cessé un seule seconde. Personne, parmi les ouvriers et les chercheurs, ne semblait gêné comme moi. On m’avait dit que c’était sans doute le vent qui s’insinuait entre les parois qui nous entouraient. Édouard, quand je m’étais plainte, m’avait à peine regardée en répondant : « Quel sifflement ? ». Il était tellement obnubilé par sa trouvaille qu’il ne l’entendait même pas.
Quelle stupide idée ! J’aurais dû rester à l’hôtel, dans la capitale. Je serais en train de siroter des cocktails, au lieu de dégouliner de sueur au pied d’une horrible ruine desséchée. Au bout de trois jours, ma migraine était si intense que je n’avais même plus la force de poser mon chevalet et d’essayer de peindre. Mais je ne pouvais me plaindre encore une fois : après tout, c’était moi qui avait voulu accompagner mon époux. La chaleur et la luminosité implacable du soleil devait être à l’origine de mon malaise : aussi passais-je le plus de temps possible à l’ombre de la tente.
Les ruines étaient si étranges : à chaque fois que mon regard se posait sur elles mon mal de tête augmentait d’un cran. Pour m’occuper, j’essayai tout de même d’en faire un croquis sur mon carnet à dessins, mais je n’arrivai pas à en retracer les dimensions et les proportions correctement, ce qui m’agaçait. Quelque chose dans les lignes des murs, dans les proportions résistaient à ma vision et à mon crayon, comme si le bâtiment vibrait et changeait à chaque fois que j’essayai de le visualiser. Cette anxiété qui m’étreignait commençait à m’inquiéter, mais je n’osais en parler. Je devais me contrôler au lieu de me laisser aller à mes émotions !
Les travaux de déblaiement avançaient doucement, puis, un matin, au bout d’une longue semaine, alors que je me préparais à affronter une nouvelle journée d’angoisse et de migraine, mon époux entra dans ma tente et s’assit devant moi :
– Nous avons réussi, l’entrée est déblayée : si tu voyais ce que nous avons mis au jour ! C’est une découverte qui m’apportera… nous apportera la célébrité et la reconnaissance. C’est la preuve que dans ce désert mort, la vie a existé et a laissé des traces …
Je n’interrompis pas mon petit-déjeuner, mais l’écoutai patiemment, sachant pertinemment que je devais le laisser parler. Il finit par se taire. Je levai un sourcil en le regardant fixement : il toussota.
– Ma chère, je sais que tu es mal à l’aise avec cet endroit … mais nous avons découvert des bas-reliefs qui, peut-être, pourraient t’intéresser à ma… notre découverte.
Je soupirai.
– Pourquoi pas ! Cela apportera peut-être un peu de charme à cet horrible séjour.
Dès que les paroles eurent franchi ses lèvres, je les regrettai. Mais Edouard ne semblait pas s’être aperçu de mon aigreur. Il sauta sur ses pieds. Sans m’attendre, il se précipita hors de la tente. Ce fut à ce moment-là que je remarquai que le sifflement avait cessé. J’en fus tellement soulagée, que je ne réfléchis pas plus au fait que cela coïncidait avec le déblaiement de l’entrée de la ruine. Je le suivis vers l’arcade de pierre qui marquait l’entrée d’un bâtiment de plusieurs étages, dont le toit s’était effondré, ensevelissant les escaliers sous un amas de débris : il ne restait plus qu’une partie du premier niveau et le rez-de-chaussée. Adossé à la montagne, il n’était pas très grand. Les murs étaient faits de cette roche noire qui les enveloppait. Même ainsi, totalement à l’air libre, j’avais du mal à le regarder car les angles et les arêtes semblaient tournoyer et se déplacer sous mes yeux. Certaine que c’était un effet de mon état d’anxiété, je fermai les yeux et me massai les tempes. Je pris une inspiration profonde et m’avançai vers l’arche. Mais alors que j’approchai vraiment du bâtiment, je ne pus m’empêcher de me dire que cet endroit paraissait incomplet, comme s’il manquait une dimension pour vraiment le percevoir en entier, aussi invraisemblable que cela puisse paraitre.
En passant sous l’arcade, on rejoignait un seul long couloir qui descendait en pente douce vers une lourde double porte en métal menant directement dans la montagne. Que pouvait-il y avoir derrière ? Un tunnel menant vers une partie souterraine ? Un autre monde ? Elle grimaça à cette dernière pensée, qui n’était pas dans ses habitudes. Mais tout était tellement étrange dans cet endroit.
Les peintures se situaient sur toute la longueur des murs en pierre du corridor et autour de la porte. Celle-ci semblait luire doucement dans la semi-obscurité qui baignait l’endroit. Sur une bonne partie de leur longueur, elles avaient été détruites, sans doute par le temps et l’érosion. Seules celles qui se trouvaient autour de la porte avaient été bien conservées. Je m’en approchai et les examinai : elles représentaient des scènes de combat, de fêtes, de la vie quotidienne d’un peuple aux allures humaines. Certaines couleurs étaient encore bien visibles, mettant en valeur quelques motifs aux proportions et aux angles inattendus. Ma curiosité piquée au vif, je les observai un moment, mais plus je discernais de détails et plus ces dessins me dérangeaient au plus profond de moi. Ils semblaient posséder de multiples couches qui se révélaient imperceptiblement à certains endroits : dans les ombres entre les bâtiments, des silhouettes indiscernables, aux contours étranges ; au plus profond du ciel obscur, des ombres encore plus noires ; des bâtiments superposés sur d’autres bâtiments ; derrière les scènes de joie, comme l’ombre d’horreurs inexprimables, en négatif. Malgré la fascination que les images exerçaient sur moi (ou bien à cause d’elle) un frisson de dégoût, un tremblement de toute mon âme acheva de me détourner de ces images aussi dérangeantes. Pour cacher mon trouble, je dis à mon mari avec un reniflement de dédain que ces gribouillis n’avaient aucun intérêt artistique et je sortis rapidement.
Mais au fond de moi je tremblais : ces dessins d’un autre temps avaient provoqué un choc considérable dans mon esprit. Je me précipitai dans la fraicheur relative de ma tente, m’aspergeai le visage d’eau froide et m’allongeai sur mon lit, un bras posé sur mes yeux. Je m’endormis d’épuisement. Au bout de quelques heures, des murmures me sortirent de mon sommeil agité. Je pouvais entendre les bruits rassurants du camp et par l’interstice de l’ouverture de ma tente, je vis les silhouettes des membres de l’expédition qui vaquaient à leurs occupations.
Stupéfaite, je m’aperçus que j’étais assise à la petite table qui me servait de bureau ; baissant les yeux, je vis que de nombreux feuillets étaient éparpillés. sur chacun d’eux se trouvait une représentation de l’une des scènes des gravures. D’une main tremblante, j’en pris une : j’avais dû y passer du temps car les traits en étaient très précis, j’avais retrouvé tous les détails et les teintes exactes. Je lâchai brusquement la feuille et commençai à me lever : il fallait que je sorte, que je rejoigne Edouard, que j’appelle à l’aide…
Les étranges murmures revinrent brutalement et s’imposèrent avec une telle puissance que j’en eus le souffle coupé et dus me laisser tomber sur ma chaise. Cette fois ils étaient accompagnés d’images qui traversaient mon esprit en feu. La terreur tentait de se frayer un chemin à travers cet amas confus de sons et de visions, mais j’étais figée, incapable de bouger et de fuir. Les représentations sur les feuilles semblaient trembloter, comme si elles commençaient à prendre vie. Une petite voix au fond de moi me disait que la chaleur avait eu raison de moi, que j’étais malade et qu’il fallait que j’appelle à l’aide. Mais les autres voix étaient plus puissantes : je comprenais enfin ce qu’elles me disaient : elles me promettaient l’accès à une beauté, une magnificence si extraordinaire que je ne pouvais refuser.
Alors je ne pus que céder. Finalement ce que j’avais pris pour une horreur et une hérésie était d’une splendeur si différente, si hors de ce monde que mon pauvre esprit humain ne pouvait pas l’appréhender. Quelle idiote j’étais ! Je n’avais pas réussi à voir du premier coup d’œil l’inhérente transcendance de ces scènes. Mais maintenant j’avais accepté cette révélation.
Deux jours plus tard, je posai la dernière touche à mon tableau. Il était mon chef d’œuvre, le zénith de mon art : les couleurs, les formes, les traits en étaient si vivants que j’avais l’impression de voir la scène palpiter sous mes yeux. Et derrière le paysage, le secret n’attendait que d’être dévoilé à ceux qui accepteraient la révélation suprême, comme je l’avais fait moi-même.
Les ruines avaient retrouvé leur silence sacré car mon mari, à ma demande, avait donné deux jours de congé aux ouvriers et à ses assistants. Seule face aux ruines et aux gravures, je pouvais écouter les murmures qui m’envahissaient. J’avais fini par entendre et obéir aux voix qui m’avaient donné une mission sacrée. Je me laissai bercer par elles, loin de la cacophonie du camp qui assaillait mes sens habituellement. Mes maux de tête avaient disparu, ma vision semblait tellement limpide maintenant : je voyais la vérité derrière les couleurs et la lumière, derrière la matière des choses.
La dernière touche de couleur déposée, je laissai le pinceau déjà sec glisser de ma main et tomber sur le sol. Un dernier regard était inutile, car je savais que mon œuvre était sublime. Je remerciai mon époux de m’avoir permis d’atteindre cette perfection artistique. Le soleil rouge inondait la scène de ses rayons brûlants, et ma gorge desséchée me faisait souffrir atrocement. Mais je n’y prêtais pas attention. Dans le brouillard lumineux qui m’entourait, j’aperçus enfin mes créateurs, debout dans l’entrée de leur sanctuaire sacré : le bâtiment avait retrouvé sa grandiose apparence et son éclat. Leur silhouette noire ondulait et palpitait. Derrière eux, à travers les portes ouvertes, j’avais un aperçu des magnifiques découvertes qui m’attendaient dans leur royaume. Je m’avançai en titubant, laissant le tableau sur le sable, près du corps desséché de mon mari. Les murmures et les chants de mes créateurs m’entouraient, alors que je trébuchai et m’écroulai sur le sol bouillant et doux, mon corps affaibli trahissant ma volonté.
D’autres voix avaient rejoint les leurs, et j’eus la force de lever la tête, alors que des ombres se mouvaient autour de moi. Une main se posa sur mon épaule et j’aperçus le visage inquiet d’Auguste, l’assistant de mon mari. Il me parlait, mais je ne comprenais rien de ce qu’il disait, car les murmures éthérés recouvraient maintenant à nouveau les voix terrestres. Je souris et me tournai à nouveau vers le temple, avant de sombrer dans l’inconscience.
Aucune réponse