I

La Forêt de Mortelune s’étendait sur des centaines de lieues, dans un territoire désolé, où la lumière du soleil peinait à percer la couverture de nuages noirs omniprésents. Un vent froid soufflait par intermittence, mais il ne semblait pas vouloir les disperser. Aucune présence humaine n’était habituellement décelable : le premier village était à une vingtaine de lieues ; quelques chasseurs et des bucherons s’aventuraient dans ses parties les plus éclaircies, mais n’allaient pas très loin. On racontait que l’obscurité perpétuelle était la conséquence de la chute d’une météorite des milliers d’années auparavant. En tout cas, les chasseurs et les bucherons évitaient de s’enfoncer dans ses profondeurs.

Mais ce soir-là, juste à l’orée de la forêt, dans les ruines d’une vieille ferme, un feu brillait. Trois chevaux paissaient dans une prairie non loin.  Entre les quatre murs décrépits et brisés, recouverts de lierres, deux personnes se réchauffaient à la chaleur du feu. Leur paquetage défait indiquait qu’ils allaient passer la nuit dans cet endroit. 

Emmitouflé dans une couverture épaisse, Pathelin frissonna. Il n’aimait pas trop regarder les hauts arbres menaçants : le jeune homme était un être de la ville et il n’était pas à son aise au milieu des étendues sauvages. Surement parce que ses prises n’étaient pas très bonnes dans les patelins de la campagne.

Il grimaça lorsque retentit un hurlement lointain de loup et faillit se réfugier encore davantage sous le tissu en laine . Son compagnon se mit à rire. Plongeant sa cuillère dans sa gamelle, il termina la soupe qu’il avait préparé pour le repas, avec un claquement de langue approbateur.

– T’en fais pas, fit-il, avec mes ptites chéries tu ne risques rien.

Il posa un regard énamouré sur les deux épées brillantes posées sa couverture. Pathelin savait que c’était des outils de mort bien affutés et qu’il les maniait à la perfection. Mais il doutait que cela soit très utile contre les esprits qui devaient vivre en ces lieux.

– Merci, Pléthor, tu me rassures, fit-il en sortant davantage la tête de sa carapace laineuse.

L’autre le regarda alors en fronçant les sourcils.

– Tu es sûr de la carte que tu as trouvée.

– Douterais-tu de moi ? le taquina son ami.

Un léger frémissement retentit près de lui et Morgause lui donna un coup de genou en s’installant sur l’un des rondins qui leur servaient de siège. L’homme se frotta la tête.

– Eh !

La jeune femme fixa sur lui un regard noir et ne fit pas mine de s’excuser. Mais Pathelin ne fit aucune remarque. Cette femme lui faisait peur : c’était une magicienne et il  n’aimait pas ces gens-là. Mais elle les payait grassement pour qu’ils l’accompagnent jusqu’au fin fond des bois hantés, donc il la laissait faire ce qu’elle voulait. Il avait vraiment apprécié les pièces d’or sonnantes et trébuchantes qu’elle lui avait donné lorsqu’il avait volé la carte à un antiquaire pour elle.

–  Si la carte de Pathelin est exacte, demain nous arriverons au temple, fit-elle.

Ses yeux étaient pensivement fixés sur les arbres postés non loin, qui formaient une masse noire sur la pénombre grisâtre de la fin de la journée.

– Ma carte est exacte, grommela-t-il.

– Nous ne savons ce que nous allons rencontrer dans cet endroit, alors il faudra être prêt.

En disant ces mots, l’ensorceleuse fixa un regard ferme sur son compagnon. Il leva les yeux au ciel.

– Je te rappelle que je suis le cambrioleur. Il s’occupera des monstres, fit Pathelin, en pointant son compagnon du doigt.

– Ouais pas de problème. Je ne suis doué que pour ça, il parait… répondit le guerrier avec un air sévère.

Il commença à ranger son matériel de cuisine.

– La soupe était bonne, tenta le petit voleur avec un sourire. 

Pléthor lui jeta un coup d’œil, mais ne dit mot.

– Nous ne devons pas échouer, fit soudain Morgause, les yeux dans le vague.

Les deux hommes se regardèrent. Elle avait cette habitude de parler comme si elle s’adressait à quelqu’un qui n’était pas là. Pathelin était toujours un peu inquiet quand elle faisait ça. Mais bon, elle payait bien, donc elle pouvait avoir un comportement … singulier si elle voulait. Le silence finit par s’installer, signe pour Pathelin d’aller se coucher. Le guerrier était déjà installé sur sa paillasse.

Lorsque la lune se leva et caressa de ses rayons argentées la cime des arbres sombres, l’ensorceleuse n’avait pas bougé d’un pouce, son regard étincelant posé sur la vaste étendue végétale.

II

La salle de pierre ne comptait qu’un seul objet : un piédestal sur lequel était posé un petit coffret d’or et de pierreries. Mais sur les murs étaient gravées des scènes représentant des créatures humaines à tête de crocodile, de faucon ou d’hippopotame. Un symbole singulier, une croix à la forme étrange, apparaissait à intervalles réguliers. Morgause avait appelé cela un Ankh. Pathemin présuma qu’il s’agissait d’un terme de magie. L’obscurité était pesante, il lui semblait entendre des murmures indistincts juste à la limite de sa perception.  La lumière de leur torche avait des difficultés à la percer.

Pathelin soutenait maladroitement Pléthor, dont la blessure à l’épaule saignait abondamment. Ses épées et son armure étaient imbibées de sang. Ils avaient dû se frayer un passage à travers une tribu d’hommes lézard qui avaient élu domicile dans les environs du temple. Ils semblaient vouer un culte à cet endroit ou du moins à l’artefact qu’il contenait et ils avaient très mal accueilli leur volonté de le visiter.

Pathelin ne cessait de surveiller Morgause. Elle avait fait preuve d’une telle férocité pendant le combat qu’il en avait encore des frissons. Sa magie était puissante, bien plus que qu’elle ne l’avait laissé entendre. Qui plus est, elle avait quelque chose d’étrange qui inquiétait le voleur.

Morgause était immobile, debout juste devant l’objet. Elle semblait fascinée.  Il lisait comme une anticipation dans son expression, comme un désir ardent d’ouvrir le coffre, comme s’il contenait quelque chose de vital pour elle. Quelque chose clochait. Il en mettrait sa main à couper.

Il allait rompre le silence qui s’éternisait, lorsqu’elle fit un pas en avant et prit le coffret. Le jeune homme fit une grimace, mais rien ne se passa. Elle l’ouvrit et fixa longuement ce qu’il contenait. Elle parut soulagée et se détendit visiblement. Elle tenait le coffre comme s’il était la chose la plus précieuse au monde. Pathelin et Pléthor étaient totalement oubliés par la magicienne. Il en vint d’ailleurs à se dire qu’il était peut-être temps d’emmener son ami presque comateux loin de cet endroit, tant le comportement de leur compagne était suspect et franchement angoissant. L’objet était certes beau et paraissait valoir son pesant d’or, mais sa vie et sa santé mentale valaient bien plus,  merci bien !

Il s’apprêtait donc trainer discrètement son ami vers la sortie lorsqu’un rugissement retentit. La porte de pierre vola en éclat. Le souffle les fit basculer sur le sol et Pathelin manqua de peu de se faire éborgner par un éclat gros comme son poing.

Il toussait sous l’assaut de la poussière et ses yeux larmoyaient. Une silhouette énorme envahit son champ de vision. Il cligna plusieurs fois des yeux pour éclaircir sa vision. Lorsque la poussière retombé, il eut une bonne vue sur la créature qui avait fait irruption si impoliment dans leur pillage.  Il aurait préféré ne pas la voir. Un frisson de terreur se répandit dans ses muscles. Pltéhor parut avoir suffisamment repris ses sens pour avoir une réaction très similaire à la sienne.

Devant eux se trouvait un monstre gigantesque. Ses pattes antérieures étaient celles d’un lion alors que les postérieures étaient celles d’un hippopotame. Son cou épais recouvert d’un pelage doré était surmonté d’une tête de crocodile, dont la mâchoire claquait. Ses yeux noirs paraissaient insondables. Il s’immobilisa dans la pièce, regardant droit dans la direction de Morgause qui n’avait pas bougé.

– Isis, grogna-t-elle, tu n’as pas le droit d’être ici !

– J’ai bien plus le droit que toi Ammit, dévoreuse de chair, répondit alors la jeune femme.

Au son de sa voix, Pathelin se tourna vers elle  et écarquilla les yeux : ce n’était plus Morgause qu’il voyait, mais une femme gigantesque à la silhouette élancée, au regard de flammes. Elle était vêtue d’une robe chatoyante. Sa voix avait pris une puissance qui faisait trembler les parois de la pièce.

Le monstre se mit à rire.

– Par Seth, tu ne retrouveras jamais ton époux, Ô déesse, je t’en empêcherais, car je suis la dévoreuse des âmes.

Sa voix était rauque et crissante. Les deux hommes se sentirent soudain minuscules, perdus au milieu d’un combat divin. Morgause – Isis – resplendissait : sa lumière inondait maintenant la salle. Elle arborait une expression d’une douceur divine. Mais ses yeux étaient deux orbes emplies de fureur.

– Crois-tu vraiment que tu peux quelque chose contre moi, hybride ?

La déesse referma doucement le couvercle du coffret. Sa lumière s’intensifia et le monstre recula. Pathelin et Pléthor se recroquevillèrent du mieux qu’ils purent, se couvrant les yeux, mais la lumière ne leur apportait qu’une chaleur vivifiante et aucune douleur. Une voix retentit alors autour d’eux, une voix qui semblait faite de milliers d’autres.

– Je suis la mère des étoiles, femme et sœur d’Osiris, le plus puissant parmi les dieux. Et tu oses te mettre en travers de la route !

La lumière devint flamme ; un brasier dévorant enveloppa alors la créature qui leva la tête en hurlant et en se débattant. Elle recula encore, heurta l’une des colonnes qui s’écroula sur elle ; mais elle était toujours débout, rugissant de douleur et de haine. Elle agonisa ainsi une longue minute, impuissante. Enfin elle s’écroula, sans vie. Le feu la quitta et s’engouffra dans la forme immense et nébuleuse qu’était devenue la magicienne. Elle sembla ensuite se comprimer et reprit forme humaine. Morgause fut de nouveau parmi eux.

Elle regarda un long moment les cendres : son regard contenait encore tellement de haine mêlé à une profonde tristesse. Puis ses yeux se posèrent sur les deux hommes toujours pelotonnés contre un débris de roche, qui la regardaient d’un air ébahi. Elle sourit et s’agenouilla près d’eux. Le mouvement de recul et la terreur que ce mouvement provoqua ne l’étonnèrent pas : c’était une réaction toute naturelle des rares humains qui l’avaient vu sous sa vraie forme.

– Ne vous inquiétez pas, mes amis. Je vous dois des remerciements : grâce à vous, j’ai pu retrouver l’un des fragments de mon cher époux.

– Un frag… fragment, balbutia Pathelin à la fois perdu et intéressé.

Alors elle ouvrit le petit coffre et leur en montra le contenu. Pathemin eut un hoquet de surprise lorsqu’il découvrit un cœur palpitant, rouge comme le cœur des humains, mais duquel émanait une lumière dorée. Une telle puissance rayonnait de cet organe que le voleur ne put se contrôler : il tendit la main. Avec un léger claquement de langue réprobateur, Morgause referma le couvercle.  Puis elle se leva.

– Je me dois de vous offrir quelque chose en échange de vos bons et loyaux services.

Quand un doux éclat les enveloppa, tout ce que Pathelin put voir était le sourire empreint de bonté et les yeux de la déesse où flottaient des étoiles. Une second plus tard, il se réveilla dans un lit moelleux. Eberlué, il regarda autour de lui : il était à n’en pas douter dans une chambre d’auberge et s’il s’en référait aux bruits qui pénétraient par la fenêtre ouverte et aux odeurs, il se trouvait dans un village.

Il n’eut pas le temps de se lever que le battant de sa porte claqua contre le mur et qu’une silhouette imposante se pencha sur lui. Il s’attendait presque à croiser le regard d’un crocodile mais tout ce qu’il vit fut les yeux écarquillés de son ami.

– Tu as vu ? fit celui-ci sans lui laisser le temps de dire un mot.

– qu… quoi ?

Soudain sur la couverture de son lit dégringola un tas de pièces d’or.

– Un coffre plein. Et toi aussi tu en as un, regarde.

Pléthor se décala et il put voir un gros coffre, plein de pièces d’or et de joyaux. Gravé sur le coffre, il aperçut la drôle de croix qu’il avait vu dans le temple.

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